Climat et transports routiers de marchandises :
un carrefour à haut risque ?

    Par Christophe Vieren

L'objet de cette page est de montrer comment le laisser faire en matière de transports routiers, et plus particulièrement des marchandises, nous mènent rapidement à une impasse en terme de maîtrise du dérèglement climatique : ses effets sont déjà perceptibles et ils iront en s'amplifiant faute d'une action volontariste de toutes et tous, dès aujourd'hui. Lorsque le pétrole sera devenu inaccessible, ce sera TROP TARD ! Nous ne traiterons pas ici de toutes les autres nuisances générées par les transports routiers.

En France, le pétrole fournit 94% de l'énergie du secteur des transports, secteur constituant le principal contributeur au dérèglement climatique avec 27% des émissions de gaz à effet de serre et en constante augmentation dans quasiment tous les pays. S'il parait difficile de faire accepter aux presque 3 milliards d'individus peuplant l'Inde, la Chine et le Brésil, de renoncer à l'automobile, il parait tout à fait concevable de faire accepter dans nos pays dits riches un juste équilibre entre un usage modéré de l'automobile, l'usage de modes de transports alternatifs moins énergivores et polluants, et une réduction de la mobilité des marchandises.

La nécessité d'une réduction par quatre des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2050 pour limiter l'ampleur du dérèglement climatique est désormais admis par tous. Un accroissement des infrastructures routières pour satisfaire l'accroissement "naturel" de besoins de mobilité des personnes et des biens est-il compatible avec cet objectif ?

Afin de couper court à toute spéculation sur la capacité de nouvelles technologies pour résoudre le problème, voyons ce qu'en disait l'OCDE en 2000 : « Les progrès technologiques envisagés ne seront pas suffisants pour maîtriser l'accroissement des effets environnementaux résultant d'une augmentation de la demande de transports. Les transports en l'an 2030 s'éloigneront, plus qu'ils ne se rapprocheront, de la viabilité écologique ». L'OCDE est pourtant plutôt réputée pour ses propos libéraux. Pour cet aspect "technologies salvatrices", voir les pages "Les substitutions d'énergie pour les transports routiers" et "Les utopies énergétiques pour les transports routiers". En résumé, ces deux pages mettent en évidence que si la technologie permet de limiter les dégats - et il ne faut surtout pas s'en priver - elle ne résoud pas le fond du problème : en terme automobile, les innovations technologiques sont systématiquement gommées par un accroissement du parc et des usages et/ou par un accroissement des équipements. Ainsi l'amélioration du rendement énergétique de la propulsion automobile est gommée par l'accroissement du parc, de la mobilité et du suréquipement (ex : climatisation).

Aussi, après un court état des lieux, nous abordons ici les trois principales pistes dans lesquelles résident une partie des réponses à apporter à ce problème, enjeu majeur du XXe sièle :

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Faire reculer la demande de transport routier en intervenant sur les causes qui en sont à l'origine ;

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Encourager un report modal vers les modes de transports les moins nuisibles pour la socio-économie locale et l'environnement, y compris vers les modes non motorisés en zone urbaine 

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Limiter la consommation moyenne des véhicules mis sur le marché.

En deux mots : sobriété et efficacité énergétiques. Nous nous limitons ici aux transports de marchandises, cette page ayant été réalisée pour s'opposer à certains projets d'autoroute dont, en 2006, l'A24 (Amiens-Belqique).

Transports routiers et changements climatiques : le fond du problème

Le secteur des transports, hors transports maritime et aérien international, est responsable de 26 % des émissions brutes françaises de Gaz à Effet de Serre (GES) anthropiques pour l'année 2001 (22 % en 1990) et de 34 % pour le seul CO2 soit une inflation très nette des émissions de 21 % en douze ans. La situation en Europe est identique avec +18,5 % entre 1990 et 2000 pour le CO2.

Le secteur des transports pose donc manifestement problème (cf. tableau ci-dessous).


 

Concernant les seuls transports routiers, la tendance est également à la hausse, avec une progression annuelle de 3 % pour les camions et 2 % pour la voiture.

Au niveau mondial, ce n'est guère plus reluisant puisque l'évolution de la demande de transports routiers fondée sur une extrapolation des tendances observées ces dernières années, c'est à dire sans politique volontariste de maitrise des déplacements, aboutit à une multiplication par 7 du trafic automobile et par 8 du trafic de camion sur la période 1990-2060 (cf. tableau ci-dessous).


Source : "Transports routiers : quelles alternatives énergétiques à moyen et long termes ?", Stéphane His, IFP, Revue de l'énergie, février 2004.

Et pour finir de noircir le tableau : les émissions de gaz à effet de serre citées ci-dessus et imputables au secteur des transports ne prennent pas en compte les émissions indirectes à savoir : la construction des infrastructures routières, la fabrication/réparation/démolition des véhicules, la fabrication/transports des carburants, ... Par conséquent, si le chiffre n'a jamais été établi par des organismes officiels, Jean-Marc Jancovici, expert reconnu en dérèglement climatique, l'estime à 40% de la totalité des émissions françaises de gaz à effet de serre !!!!. C'est d'ailleurs pour cela que le nucléaire, capable de ne fournir que de l'électricité, est d'un faible recours en matière de transports, toutes activités liées confondues. Rappelons enfin une donnée importante du problème des changements climatiques : son inertie. Cela signifie que les gaz émis aujourd'hui par nos pots d'échappement auront un impact sur le climat durant plusieurs décennies.

Faire reculer la demande de transports routiers, et plus particulièrement de marchandises

Pour atteindre cet objectif il est nécessaire de déterminer les causes qui en sont à l'origine. Même si une saine réflexion pourrait être menée sur les transports de personnes, tant au niveau individuel que collectif, nous n'étudierons ici que l'aspect transport de marchandises, ses causes et remèdes étant en bien des points différents. La finalité des transports de fret est de déplacer d'un point à un autre des marchandises. Avant d'envisager la manière de le faire avec le moins d'énergie possible, ne faut-il pas se poser la question du besoin ? Est-il un besoin de consommer des fraises en hiver ? Est-il besoin de décortiquer des crevettes à plusieurs milliers de kilomètres du lieu où on les a pêchées et du lieu où on va les consommer ? Est-il besoin de faire parcourir des milliers de kilomètres à votre yaourt alors que les vaches paissent dans le pré près de chez vous ? Etc.

Mais avant de répondre à ces délicates questions, l'on peut se demander si dans notre économie dite "de marché", les sacro-saintes règles "vérité des prix" et "concurrence non faussée" sont appliquées au domaine des transports. Á ces deux règles on peut également ajouter le Principe "pollueur-payeur", inscrit dans la Charte de l'environnement désormais adossée à la Constitution française. État des lieux.

Des coûts indirects exorbitants non comptabilisés

La route est un exemple particulièrement frappant d'externalisation de coûts. Elle cumule en effet de nombreuses nuisances (accidents, pollution de l'air, de l'eau et des sols, effet de serre, bruit, congestion, consommation d'espace, effets de coupure, atteintes aux paysages, vibrations, etc.), engendrant des coûts externes élevés. Quoique certaines de ces nuisances soient difficilement monétarisables (quel est le coût pour une vie, pour une nichée de mésanges, pour la vue d'un beau paysage ?), on estime ce coût annuel à 23 milliards d'Euros en France (1997). Cela sans intégrer le coût qu'engendreront les changements climatiques. À comparer aux 15 milliards dépensés pour la construction et l'entretien des infrastructures, lequel coût est d'ailleurs partagé inéquitablement entre les véhicules légers et les poids lourds. En effet, le gas-oil, carburant exclusif des poids lourds, est sous taxé par rapport à l'essence et le tarif des péages sont à l'avantage également de ceux-ci. Un rapport de la Cour des comptes (1998) établissait le tarif pratiqué à 52% du coût réel (dégradation des voies, ...).

En tout état de cause, une partie de ces coûts est finalement couverte de manière diffuse et insidieuse par la collectivité. Ne faudrait-il pas intégrer ces coûts dans le coût du transport routier ? Ce légitime surcoût ne dissuaderait-il pas votre yaourt aux pruneaux de faire plusieurs milliers de kilomètres avant d'atterrir sur votre table ?

Le syndrome du 24 h chrono ou la sobriété ?

Sans remettre en cause la quantité de matière transportée que génère notre mode de vie (70 kg/jour/personne, valeur constante depuis plusieurs décennies), l'on peut se poser la question de la manière dont est transportée cette matière. En effet, pour obtenir "en 24 h chrono" ce que vous avez commmandé, il est souvent nécessaire d'avoir recours aux transports routiers, généralement plus rapides, alors que le transport fluvial ou ferroviaire consomme beaucoup moins d'énergie à la tonne transportée.

La politique du "juste à temps" des entreprises, en évitant d'hasardeuses anticipations et entrepôts de stockage, contribue également à celà. Notons que ce mode de gestion, probablement bénéfique pour le consommateur moyen, induit une flexibilité de la main d'oeuvre&nbsp: pourquoi en effet fabriquer des skis en été, des ventilateurs en hiver ?

En outre, cette politique du juste à temps induit des chargements incomplets. Ainsi, le chargement moyen d'un poids lourd articulé (le plus grand) atteignait péniblement 12 tonnes, en France en 1995, soit moins de la moitié de la capacité théorique disponible. Cette charge grimpe à 16 tonnes pour le trafic international dont l'activité est réputée la plus massifiée. N'oublions pas non plus les véhicules qui circulent à vide et qui représentent un camion sur quatre.

Rajoutons à celà un éparpillement de la production là "où cela revient moins cher" et on obtient le résultat suivant : le nombre de camions sous le Mont-Blanc est passé de 40 000 en 1966 (ouverture du tunnel), à 800 000 en 2000. Et l'on ne voit pas vraiment comment cela pourrait changer quand on sait que le coût du transport d'une bouteille de champagne représente pour le consommateur 0,25 % de son prix.

Une partie de la solution : le transfert de modes

Le graphique ci-dessous se passe de tout commentaires.


(graphique extrait du document référencé 2. ci-dessous)

Pour les transports de marchandises, les émissions du transport routier se situent dans la fourchette 80 à 130 gCO2/t*km alors que celles du train, selon ses caractéristiques, se situent dans le pire des cas à égalité avec le meilleur niveau routier (camions gros gabarit) avec 80 gCO2/t*km et, dans le meilleur des cas, le plus faibles de tous les modes avec 0,8 gCO2/t*km. La voie d'eau se situe en bonne position avec 40 gCO2/t*km.

Le transfert de mode peut-il représenter une part substantielle du trafic de marchandises ?

 


(graphique extrait du document référencé 2. ci-dessous)

Sur ce schéma, le transport de marchandises est classé en 3 segments du marché. De gauche à droite :

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le transport intérieur

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le transport import-export

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le transport international

Dans chacun de ces trois segments, on peut raisonnablement envisager un transfert modal pour les marchandises parcourant plus de 500  km (en vert). En terme de volume de trafic (exprimée en tonnes*km), les distances supérieures à 500 km parcourues par les marchandises représentent respectivement pour chacun des segments 30%, 80 et 95%. On voit donc là que le seul transfert modal permet de réduire considérablement le trafic de poids lourd au profit du ferroviaire et de la voie d'eau.

Et l'emploi me direz-vous ?

Il est désormais établi qu'à service rendu identique, les modes alternatifs à la route sont davantage créateurs d'emplois et de richesses (les modes ferroviaires et les transports en commun en particulier) et beaucoup moins générateurs d'externalités que les transports routiers.

Nous ne détaillerons pas ici les autres moyens de réduire encore subtantiellement les transports routiers. Pour cela, je vous renvoie à la 2e référence ci-dessous qui, à partir de l'exemple de la fabrication\distribution du yaourt aux pruneaux, propose des pistes intéressantes, chiffres à l'appui. Ne manque qu'une volonté politique pour les mettre en oeuvre. Seront-nous en terme de transports alternatifs, comme pour la production d'énergie, à la remorque (ah, ah !) de l'Union Européenne  ?

Biblio et Web-ographie :

1. "Transports et changements climatiques : un carrefour à haut risque", Étude co-réalisée par le Réseau Action Climat, France Nature Environnement, WWF, Fubicy, Fnaut, 66 pages, Avril 2004.

2. "Transports de marchandises, énergie, environnement et effet de serre", Alain Morcheoine, Directeur de l'Air, du Bruit et de l'Efficacité Énergétique, Ademe, Mars 2006.