Par Dominique DRON
Dominique Dron ingénieur en chef des Mines, ex-présidente de la Mission
interministérielle de l'effet de serre, professeur à l'Ecole des mines de
Paris.
lundi 25 juillet
2005
Après
un sommet européen houleux, Tony Blair prend la présidence de l'Union et du
G8. L'actualité n'est guère riante : pessimisme postréférendaire, canicule
annoncée, horizons énergétiques perturbés, licenciements... Pourtant,
rapprocher quelques-uns de ces thèmes permettrait d'esquisser un projet
politique moins sombre.
Energie d'abord. Le baril de pétrole atteint les 60 dollars sur une tendance
de fond croissante. Les réserves pétrolières ultimes n'ayant presque pas
évolué depuis les années 70, le pic pétrolier se situerait à moins de dix ans
pour les uns, à vingt-cinq ans pour les autres, suivi à dix ans par le pic
gazier. C'est dire
que tout bâtiment, construit pour un siècle, ou toute infrastructure de
transport, multiséculaire et grande mobilisatrice d'emprunts, ne peut
raisonnablement se construire qu'en fonction de ces échéances.
Ne l'oublions pas en ces temps de retour aux grands travaux pour raison
d'emploi...
Nous aurions déjà vécu ce pic si les chocs de 1973 et 1980 n'avaient poussé
les pays industrialisés à modérer leur appétit. Les
politiques d'économie ont permis au rendement global français de passer d'un
quart à un tiers. Mais elles n'ont
pas empêché que la plupart des villes, des circuits de production et de
consommation et des échanges ne se structurent
autour de transports abondants et bon marché, dépendant quasi exclusivement du
pétrole et entraînant dans cette dépendance les agglomérations et les
économies.
Pour alléger cette contrainte, pas de solution miracle : les substitutions
énergétiques accessibles dans ce demi-siècle ne résoudraient dans le meilleur
des cas que la moitié du problème : nos marges de man¦uvre d'accès rapide et
mondialement diffusables comprennent surtout une exigence colossale
d'efficacité énergétique, de l'ordre d'une réduction de moitié des
consommations. Il serait ainsi déraisonnable de
poursuivre dans l'addiction de l'économie et des territoires européens à des
transports nombreux, où le pétrole restera dominant d'ici au moins vingt ans.
Ce point renvoie à l'emploi des prochains fonds structurels, à de nécessaires
évolutions modales et organisationnelles pour les transports terrestres, mais
aussi à des scénarios réalistes de trafics aériens, qu'un kérosène exclusif et
non taxé expose de plein fouet aux aléas pétroliers. La compensation publique,
concevable en situation transitoire, devient contre-productive en face d'une
tendance de fond au renchérissement.
Climat ensuite. 87 % de l'énergie consommée dans le monde est d'origine
fossile, 79 % dans l'Union à 25, 70 % en France. Les perturbations
météorologiques, économiques, environnementales et géopolitiques prévisibles,
de mieux en mieux cernées, ont conduit l'Union européenne à viser un plafond
de 2 °C d'élévation de la température du globe (soit 450 ppm CO2). C'est la
fameuse division par 2 des émissions mondiales, par 4 à 5 pour les pays
industrialisés, en 2050. Le Parlement européen a demandé d'accélérer la lutte
contre le changement climatique, et plus de 100 000 municipalités européennes
ont appelé Commission et G8 à traiter sérieusement la question.
Les Britanniques ont calculé que les inondations et
grandes marées liées à une évolution tendancielle du climat coûteraient bien
plus cher que les politiques de réduction. M.
Blair fait du climat une priorité de premier plan de la présidence britannique
de l'Union et du G8. Il s'est opposé au gouvernement des Etats-Unis, qui a
jusqu'ici opté pour le report des progrès volontaristes à l'horizon au moins
décennal de technologies futures, contre l'avis d'un nombre croissant d'Etats,
d'agglomérations et d'industriels américains.
Et l'Union européenne ? L'UE, pauvre en ressources énergétiques et exposée aux
dommages climatiques, voit converger plusieurs exigences : desserrer la
contrainte pétrolière, plus rapide que la percolation technologique, ralentir
l'évolution du climat, s'adapter aux conséquences déjà scellées, accroître le
travail pour toutes les qualifications, proposer des objectifs communs aux
Etats membres pour consolider l'élargissement... Quelques exemples
illustreront ces convergences.
Soulager la dépendance pétrolière exige de
créer des réseaux de fret ferrés, fluviaux et de cabotage maritime
(contournement des Alpes et des Pyrénées notamment), de remplacer des lignes
aériennes intérieures par des trains rapides, et de remplacer le fuel pour le
chauffage. En prévision du déclassement des parcs, les politiques énergétiques
nationales devront se donner des objectifs complémentaires et financièrement
réalistes, libéralisation des marchés ou pas ; le Royaume-Uni a déjà montré
qu'il fallait parfois réexaminer ses choix : ainsi Railtrack réintégré au
domaine public fin 2002 après la faillite du service ferroviaire, et British
Energy sous perfusion publique depuis 2002 après une dizaine d'années de
privatisation.
Ralentir l'évolution du climat exige de tripler l'efficacité énergétique des
parcs immobiliers, soit pour la seule France 7 milliards d'euros investis par
an et 200 000 emplois, sans compter l'actualisation induite des savoir-faire
pour une meilleure compétitivité de tous les métiers concernés, et bien sûr la
recherche et développement sur l'efficacité énergétique et l'usage des
renouvelables. Ces travaux réduiront les charges des entreprises et des
ménages, sujet aiguisé par la hausse des prix. En outre, ne pas être efficaces
nous appauvrirait : en 2000, l'énergie en France coûtait 80 milliards d'euros
; en 2050, avec un pétrole à 52 $ le baril, nous monterions à 240 milliards
d'euros ; en revanche, le «facteur 4» réduirait ce poste à 90 milliards
d'euros, dégageant la différence comme capacité d'investissement et
d'adaptation.
S'adapter aux évolutions déjà inéluctables exige de revoir les techniques de
production agricole et forestière, pour en réduire le contenu énergétique et
retrouver des espèces et variétés d'une robustesse éprouvée aux variations
hydriques et thermiques ; de laisser aux écosystèmes les couloirs et les
espaces qui leur permettent de migrer (1 °C de plus équivaut à un déplacement
de 200 km vers le nord) ; d'adapter les systèmes énergétiques à des pénuries
régionales d'eau, les bâtiments aux grandes chaleurs, et d'apprendre à
consentir une réflexion et une part financière plus importantes à la
prévention et la réparation des risques, pour les acteurs publics et privés.
Ces chantiers constituent autant d'activités et d'emplois. Mais pour que les
Etats européens deviennent robustes au changement climatique, aux tensions
énergétiques et socio-économiques, l'Europe, les Etats et les entreprises
doivent pouvoir investir dans la durée et de façon cohérente, en particulier
pour la recherche et développement et les réseaux et organisations de
transport. Plusieurs aspects du projet de traité constitutionnel ou des
précédents sont en ligne avec ces exigences : compétence partagée sur la
cohésion territoriale, l'environnement, les transports, les réseaux et
l'énergie ; aides possibles pour la coordination des transports et les
servitudes de service public ; réseaux transeuropéens ; promotion de la
sécurité et de l'efficacité énergétique ; coopérations renforcées... D'autres,
touchant aux moyens utilisables, beaucoup moins : objectifs de la BCE et des
banques centrales réduits à la stabilité des prix, ressources de l'Union très
limitées, raidissement des conditions de révision du budget, plafonnement des
investissements nationaux... : nous pouvons encore privilégier les outils
adaptés à nos objectifs concrets de robustesse économique et climatique.
Devant la transition énergétique majeure et rapide qu'elle doit affronter,
l'UE pourra-t-elle être pragmatique, comme certains acteurs américains malgré
une ambiance fédérale apparemment adverse ? Ainsi CalPERS, le premier fonds
de pension, vient de dissuader l'Association nationale des constructeurs
automobiles d'attaquer la loi californienne de 2004 réduisant les émissions de
CO2 des voitures neuves d'ici à 2012 ; le Sénat examine un projet de loi
instaurant une limitation des émissions américaines et un marché de quotas ;
de grands groupes annoncent des plafonnements type Kyoto...
Energie et climat ne résument pas les défis européens, mais ne pas les traiter
relèverait de l'irréalisme et rendrait le reste plus difficile. Au contraire,
les prendre ensemble, sous tous les aspects communs au territoire européen,
peut contribuer à un fondement collectif de l'identité et de l'efficacité de
notre sous-continent, plutôt que de nous focaliser sur des discussions
budgétaires sans projet. Nous n'avons guère le choix de la direction : alléger
le régime énergétique de nos sociétés. Mais nous avons encore le choix
politique d'en maîtriser la pénibilité, voire la violence. Vu l'engagement
britannique sur le climat, la future présidence de l'Union ne peut qu'en
mesurer les implications : les actions nécessaires exigent que l'Europe ne
soit pas, et de loin, qu'un grand marché. Elle pourrait ainsi jouer avec ses
partenaires un rôle historique pour que les Européens, sur la base d'objectifs
pratiques et internationalement visibles, bâtissent ensemble les outils de
leur responsabilité conjointe sur leur territoire commun, et concrétisent leur
volonté d'aider le monde à desserrer le piège climato-énergétique.
ADTC34 : Association
d'usagers des transports de l'Hérault, membre de la FNAUT